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Vers une société collaborative...

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PA - La société de mobilité nous engage vers une société collaborative écrivez-vous où les frontières qui définissaient un dehors n’existent plus et nous invitent à faire terre commune. Mais ne pensez-vous pas que la tension entre le travail et les modes de vie, constitue le frein
principal à cette recherche d’unité ?

J.V. - J’essaie de penser politique. La question du travail est centrale parce qu’elle conditionne l’activité économique essentielle à la survie ; mais cette relation travail-économie ne suffit plus à définir les aspirations humaines quand 90% de la durée de vie est hors travail. Il se produit une inversion qui fait que la qualité de la vie hors travail - la recherche d’un certain art de vivre dans un rapport privé et affectif au paysage, à la nature, à la maison, à la famille, à la culture, aux loisirs - devient un critère de choix du travail lui-même. C’est désormais le hors travail qui structure le travail. Si on veut augmenter la productivité du travail d’une
société, il faut augmenter la demande du hors travail. Ce sont les fondamentaux culturels qui structurent les savoir-faire, la créativité des
individus et des groupes ; et ce sont eux qu’il faut réarmer en période d’hésitations et de ruptures. Les régions touristiques par exemple attirent en masse la nouvelle économie. Si on y regarde bien, on se rend compte que la densité des créations d’entreprises suit de très près la géographie des résidences secondaires. Les paysans travaillent encore 50% du sol de France, alors que les parcs et les réserves naturelles couvrent plus du tiers du  territoire.
Nos modes de vie sont devenus des « aménageurs territoriaux » sans doute plus puissants que les grandes administrations du territoire et les politiques publiques. Il y a un basculement imaginaire et ludique du territoire qui sert davantage notre désir de liberté et d’autonomie que notre rapport au travail. Mais du point de vue des individus, hors travail et travail se conjuguent dans un projet de vie et de mobilité plutôt choisi. Au cours du XXème siècle nous avons multiplié par 9 les kilomètres parcourus quotidiennement pour
atteindre une moyenne de 45 aujourd’hui. 61% des français ne travaillent plus dans la commune où ils résident. L’urbanisation grignote année après année les bonnes terres. Sur les 27 millions de logements que compte la France, plus de 15 millions sont des maisons individuelles - dont 89% avec jardin, la moitié dépassant 600 M2.

A la mobilité physique s’ajoute la mobilité virtuelle qui ouvre un rapport inédit au temps et à l’espace. C’est l’autre aspect de la question. Nous passons de sociétés locales à une terre réunifiée où le monde est en permanence sous l’observation des caméras, des satellites, des médias. Plus rien ne nous est indifférent ou étranger. On est tous dans un dedans, sans dehors et sans frontières, menacés ou en danger parce que ce dedans n’est ni démocratique, ni politique. Toutes nos cultures d’appartenance sont en train de changer sous l’effet de cette mobilité dont on ne saisit pas encore l’humanité, à la fois dans son imaginaire et son unité.

Cette réunification de l’humanité crée des tensions entre les appartenances collectives héritées notamment dans les relations entre enracinement, mobilité et migrations. Depuis l’an 2000, un milliard de personnes ont franchi une frontière. On dit que sur 3 jeunes qui quittent le Mali, un seul arrive vivant en Europe. Pourtant le flux continue, tant le désir de vivre est puissant.

Faire terre commune impose de penser simultanément la mobilité des biens, des
capitaux, des savoirs, du droit et des hommes tout en protégeant les diversités culturelles et les identités collectives. De même, un territoire doit être repensé dans une logique de congruence de flux où la question de l’hospitalité, de l’altérité, du proche et du lointain deviennent des éléments de réinvention du territoire. Ainsi, l’enjeu du repeuplement rural est le choix du logement, du cadre de vie, du temps libre. La campagne, la nature sont alors des ressources, des « ralentisseurs d’horloge » pour les
citadins. Si l’on interroge les gens de la ville, ils trouvent que les gens de la campagne sont « super », mais si on pose la même question aux paysans on a la réponse inverse. Il semble que la société désire ses paysans alors que la paysannerie ne se désire plus elle-même. Chacun reste convaincu de l’impossibilité de se comprendre. L’élevage par exemple qui impose de s’occuper du vivant tous les jours, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, est-il encore possible dans un modèle d’exploitation familiale et dans une société du temps libre ? Dans une société où le hors travail est en abondance, le temps libre n’aime pas l’effort visible des autres et c’est sans doute cela qui contribue à la difficulté. Malgré tout, l’archipel des extra-urbains progresse et se mélange avec la France paysanne pour, peu
à peu, coproduire une France verte qui se rassemble lentement et difficilement dans une même communion avec ce qui pousse, ce qui est, ce qui fait nature et campagne. C’est cette société de mobilité, ce dedans dans lequel le monde est à portée d’oeil qui nous fait prendre conscience progressivement que la terre est une ressource rare et que nous devons collaborer à sa préservation autant qu’à la diversité des cultures et des écosystèmes sur lesquels se constitue progressivement une
unité humaine.

Le XXème siècle a été une bataille contre le fascisme, contre la hiérarchie héritée (le père) ; le récit de conquête est dans le siècle qui vient un récit collaboratif plus horizontal qui ouvre des espaces gigantesques à l’imagination et à l’économie relationnelle. Les révolutions technologiques, les portables connectés, Internet sont des sources d’éducation et de collaboration formidables, aussi utiles pour le proche que pour le lointain. Ces outils contribuent d’une certaine façon à fabriquer du familier avec de l’étranger. N’oublions pas que les critères qui attirent sur un territoire
de nouveaux habitants et de nouveaux entrepreneurs sont les mêmes que ceux qui retiennent les jeunes et les anciens et qu’une société qui est désirée par l’extérieur est plus facilement désirée de l’intérieur. Il nous faut dès lors penser la production en commun aux deux niveaux de la société : l’Agora – « le commun enraciné » et le Paysage – « le commun représenté et imaginé ».
Le made in France, par exemple, doit être élargi et travaillé à partir de l’oeil des autres.

Le temps libre amène à inventer de nouveaux objets à partager. Ils viennent en appui du travail qui devient moins soumis à l’impératif du lieu. Ils façonnent aussi nos modes de vie, nos perceptions, transforment notre rapport au logement et aux vacances (colocation, hébergement chez l’habitant, échange de maisons) au déplacement et au voyage (covoiturage). La société collaborative est une oscillation entre le hors-travail et le travail, le virtuel et le physique, l’économique et l’affectif à l’échelle du monde. La question est de savoir comment la société va arriver à intégrer et démocratiser cette société collaborative sans créer de nouvelles exclusions...