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Le dimanche de la vie

le .

"Je n’avais jamais été sensible à ces peintures de scènes de fêtes villageoises, fréquentes chez Bruegel l’Ancien, Van Osten, Steen... Ces petits personnages comme sortis d’un livre pour enfants, dessinés très précisément, ces banquets ruraux réunissant, au bord de ports ou de patinoires, des paysans, commerçants ou villageois aux joues rougies par le vin... ne m’avaient jamais touché.
Et puis j’ai lu Hegel expliquant, dans l’Esthétique, combien ce type de peinture symbolise la teneur de l’esprit flamand. Les Hollandais, racontet-il, eurent à supporter une Histoire difficile : asservis par de grandes
puissances, handicapés politiquement par leur géographie, souffrant d’un climat peu clément, travaillant dur, le plus souvent au service de ceux qui les dominaient. Pourtant, montre magistralement Hegel, cette Histoire violente, loin de les rendre fatalistes ou aigris, a développé en eux le sens des plaisirs simples, comme celui de se retrouver, tous ensemble, rituellement, dans une euphorie partagée, malgré les difficultés de l’Histoire et de la vie.

C’est ce que Hegel nomme joliment le « dimanche de la vie ». Même lorsque la semaine a été dure, il reste le dimanche pour se retrouver, boire et danser, le dimanche pour être ensemble, malgré tout. Le « dimanche de la vie » est même d’autant plus beau que la semaine a été dure. Le dimanche de la vie est cette vérité de l’esprit flamand que leur peinture symbolise en beauté. Depuis que j’ai lu cette analyse hégélienne, j’aime les tableaux de Bruegel ou de Steen, j’aime ces scènes de convivialité ivre et de liesse populaire ; c’est comme si j’avais appris à regarder. La notion du « dimanche de la vie » a changé ma façon de voir ; le sens m’a rendu sensible au sensible, à la beauté. Et maintenant que les années ont passé, je ne pense plus au « dimanche de la vie » mais j’aime toujours autant la beauté de ces traits de peinture précis et colorés. Je ne pense plus au « dimanche de la vie » mais je le vois probablement, comme d’ailleurs tous ceux qui aiment à contempler ces oeuvres de la peinture flamande. Car la vérité de cet art, son « contenu substantiel » aurait dit Hegel, c’est de donner à voir le « dimanche de la vie ». C’est là l’originalité, la radicalité surtout, de la thèse de Hegel : la beauté ne symbolise pas du sens relatif à chacun, vous ne pouvez pas aimer un tableau de Bruegel ou de Steen pour ce qu’il symbolise pour vous, et moi pour ce qu’il symbolise à mes yeux, autrement il n’y aurait aucune vérité dans l’art. Si vous aimez cette fête villageoise de Steen, c’est que vous êtes sensible au « dimanche de la vie » : c’est que la vérité du dimanche de la vie plaît en même temps à vos yeux et à votre esprit."

Charles Pépin
« Quand la beauté nous sauve »